Les programmes de rétention des employés clés (« KERP ») et le rôle du conseil d'administration

février 2021

Les dernières années se sont avérées de plus en plus difficiles pour certains secteurs canadiens. Les entreprises qui ont fait face à une baisse rapide du cours de leurs actions et/ou qui ont été mises en attente pour une renégociation de la dette ont dû s’interroger quant aux répercussions possibles sur leurs employés; en particulier celles qui ont vu leur statut d’entreprise menacé par la Loi canadienne sur les sociétés par actions (« LCSA ») ou une restructuration se profiler à l’horizon en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (« LACC »). Ces questionnements et considérations liés aux employés peuvent s'être accélérés avec l'impact de la COVID-19 pour les entreprises publiques et privées, surtout dans les secteurs qui ont été les plus touchés ou qui ont subi des pressions supplémentaires (secteur de l'énergie, commerce de détail, tourisme, etc.). Bien que les provinces reprennent leurs activités partout au Canada, les conséquences définitives de la crise des derniers mois restent à déterminer.

Ce compte-rendu donne un aperçu de l'utilisation d'un programme de rétention des employés clés (KERP) en préparation d'un dépôt de demande en vertu de la LCSA/LACC, et du rôle du conseil d’administration (« CA ») dans la mise en œuvre du KERP1.

Les KERP ont pour but de motiver les employés à se comporter de manière à favoriser une restructuration réussie. Toutefois, la définition du « succès » d’un KERP relève d’une jonglerie laborieuse : les créanciers principaux d'une entreprise pourraient exercer une pression sur le CA pour qu'il conçoive un KERP axé sur l'exécution d'une vente en temps opportun dans le but de regagner leurs recettes, tandis que le CA pourrait définir le succès par la génération et l’injection de valeur dans la structure du capital de l'entreprise. Cette différence fondamentale relativement aux intérêts et à la définition du succès peut entraîner une série de négociations concernant la conception du KERP entre l'entreprise et ses créanciers.

Bien que l'idée d'augmenter la rémunération des dirigeants avant une éventuelle restructuration puisse sembler perverse, les parties prenantes souhaitent favoriser la rétention des talents clés pour garantir le meilleur résultat possible du processus de restructuration. Évidemment, cette augmentation a lieu dans la mesure où le CA continue d'appuyer la direction, même si ses décisions passées ont pu contribuer à la crise financière dans laquelle se trouve l’entreprise. Au fur et à mesure que l’entreprise se soumet à la LCSA/LACC, il peut être crucial d’envisager les points suivants :

  • La nécessité de conserver certains postes de haute direction peut diminuer, et les personnes qui occupent ces postes peuvent quitter l'entreprise ou être licenciées;
  • La nécessité de conserver certains autres dirigeants clés peut s'accroître, ce qui exige une forme de plan de rétention si une combinaison des facteurs suivants est présente :
    • Les hauts dirigeants possèdent des connaissances précieuses sur l'entreprise;
    • Ils disposent d’un ensemble de compétences spécifiques à l’entreprise et en demande;
    • Ils sont conscients du statut de l'entreprise et peuvent envisager de la quitter;
    • Ils veulent avoir des précisions sur la manière dont ils seront traités en cas de licenciement sans motif dans un contexte de restructuration.

L'essentiel – la LCSA par rapport à la LACC

Les dispositions de la LCSA (ou des lois provinciales équivalentes) permettent de modifier la structure du capital des sociétés tout en garantissant un traitement équitable des parties prenantes et des groupes susceptibles d'être touchés. La LCSA est utilisée presque exclusivement pour la restructuration du bilan. Puisqu’elle n'est pas considérée comme un processus d'insolvabilité, même si une société se trouve dans la zone d'insolvabilité, la loi réduit le risque de voir le cours de l’action et/ou la réputation de l'entreprise affectés, en plus de maintenir la direction et le CA en contrôle et d’impliquer moins de professionnels (aucun contrôleur indépendant, contrairement à la LACC), ce qui rend généralement sa mise en œuvre moins coûteuse.

La LACC, en revanche, permet aux entreprises en difficulté financière de se restructurer (sur le plan opérationnel et financier) grâce à un plan formel de compromis et d'arrangements votés par leurs créanciers afin d'éviter la faillite. Le processus commence par la demande de protection judiciaire de la société en vertu de la LACC et par la nomination d'un contrôleur indépendant de l'entreprise qui relève du tribunal et des créanciers. En général, la restructuration sous la LCSA est préférable; cependant, les entreprises peuvent envisager une demande de règlement en vertu de la LACC si leur tentative initiale de restructuration sous la LCSA échoue et qu'elles deviennent de plus en plus insolvables.

Dans le cadre des procédures de restructuration en vertu de la LCSA et de la LACC, la société continue généralement de rémunérer les employés normalement, mais certains éléments de la rémunération peuvent être compromis en cas de licenciement pendant le processus de la LACC. Notamment, dans le cas de la LACC, les demandes de résiliation et d'indemnité de départ seraient traitées comme des créances ordinaires non garanties à l'encontre de la société, et ne seraient pas payées intégralement au niveau prévu dans le contrat de travail initial. Ainsi, un KERP est conçu pour encourager les employés importants à rester dans l'entreprise et à participer au processus de restructuration. Lors de la mise en œuvre du KERP, le CA et les membres du comité consultatif devront prendre en compte les objectifs de la restructuration proposée et les intérêts relatifs des nombreuses parties prenantes, et déterminer si des accommodements seront nécessaires de la part des principaux créanciers ayant un intérêt majeur dans la restructuration.

Le rôle des plans de rétention des employés clés

Il est inévitable que certains dirigeants et employés clés ne soient pas mis au courant de la situation financière de l'entreprise si une restructuration en vertu de la LCSA/LACC est envisagée. C'est pourquoi des KERP sont mis en œuvre pour soutenir la rétention des dirigeants et des employés clés tout au long du processus de restructuration. En vertu de la LCSA/LACC, le tribunal peut accorder une charge KERP sur les actifs de l'entreprise qui aurait une priorité élevée par rapport aux créanciers non garantis, et dans certains cas sur le prêteur garanti existant. Dans les rares occasions où une société dispose de flux de trésorerie disponibles, elle peut élaborer un KERP constitué de fonds détenus en fiducie pour distribution aux participants du KERP en cas de licenciement par la société pendant le processus de restructuration.

Bien que les KERP puissent sembler fournir une compensation supplémentaire, l'intention n'est pas de rendre les individus riches. Une organisation qui se lance dans une restructuration n'est pas en mesure de fournir une richesse substantielle aux individus car la majorité (sinon la totalité) des formes de rémunération incitative en actions fournies les dernières années n'auront qu'une valeur minime, voire nulle. Si les KERP sont souvent accordés aux dirigeants, ils sont parfois importants pour les employés clés, en particulier dans les entreprises technologiques et les secteurs fortement réglementés comme le cannabis ou les produits pharmaceutiques. En outre, l’employé peut rester dans l'entreprise tout en subissant d'importantes pertes en capital du fait de sa participation. Souvent, sans l'approbation du KERP par un tribunal, le CA ne peut garantir le versement d'une indemnité de départ aux employés à qui l'on demande, et qui acceptent, de travailler dans le cadre de la restructuration sous la LACC, malgré qu’ils puissent éventuellement être licenciés à la suite de cette restructuration.

Les KERP qui attirent l'attention des médias 

Les entreprises doivent savoir que les dispositions du KERP approuvées par le tribunal et prises en vertu de la LACC sont de notoriété publique (bien que les conditions spécifiques du KERP soient généralement scellées par une ordonnance du tribunal), et donc soumises à une surveillance externe. Par exemple, en 2017, Sears Canada avait mis en place un KERP d'une valeur de 9,3 millions de dollars qui serait offert à 43 dirigeants clés et 116 directeurs de magasins afin d'inciter la direction à rester et à se concentrer sur les opérations pour maximiser la valeur de l’entreprise pour les parties prenantes jusqu’à la fin du processus. L'exemple de Sears a été particulièrement controversé en raison de l'absence de plan sous la LACC ou de transaction de vente accélérée en lien avec un plan de continuité, et de la liquidation des magasins et des stocks qui en a résulté, ainsi que des pertes importantes pour les créanciers. Bien que la Cour supérieure de l'Ontario ait approuvé le KERP, 2 900 employés des magasins ont été licenciés, avec pour seule garantie le paiement de leurs indemnités de licenciement. La Cour a accepté les preuves de l'entreprise selon lesquelles elle estimait que l'absence de KERP pouvait contribuer à un résultat encore pire pour les créanciers, ce qui n'a pas été contesté par le contrôleur.

Le rôle du conseil d'administration dans la mise en œuvre d'un KERP

Étant donné qu'un KERP est généralement fourni aux hauts dirigeants (y compris au PDG), le CA doit avoir confiance dans le plan proposé et dans son rôle pour :

  • Évaluer de manière indépendante le caractère raisonnable du plan (du point de vue de la structure et du montant), compte tenu de la surveillance minutieuse que tout plan peut subir de la part des employés, des actionnaires, des détenteurs d'obligations et des autres créanciers;
  • Engager des discussions avec les principales parties prenantes, si nécessaire, pour expliquer le rôle du KERP dans le processus de restructuration avant l'approbation du plan et le dépôt au tribunal.

Le CA veille à ce que le plan proposé favorise les résultats suivants :

  • Le retour à la stabilité opérationnelle de l'entreprise (stabilisation des revenus, réduction des coûts);
  • L’aboutissement à un accord raisonnable s'il y a un acquéreur qui pourrait être intéressé par les actifs;
  • La restructuration de la dette et la préservation de la valeur pour les détenteurs de la dette et, si possible, les actionnaires;
  • L’approbation d'un plan d'arrangements/dépôt au tribunal ou d'une vente accélérée en lien avec un plan de continuité qui préserve un pourcentage significatif des emplois.

Mise en œuvre d'un plan de rétention des employés clés

Une évolution typique implique la transition du programme régulier de rémunération incitative à long terme de l’entreprise à une forme modifiée du programme, puis à un simple plan de rétention sur plusieurs cycles de rémunération. Le KERP est un dernier recours pour les entreprises et signifie généralement que tous les autres plans de rémunération incitative ont une valeur minimale et sont inefficaces pour retenir les talents clés et encourager les performances.

La structure d'un KERP est spécifique à l'entreprise, et il n'existe pas d'approche « unique ». Avant de mettre en œuvre un KERP, l'entreprise doit déterminer l'intention du plan et son admissibilité sous la supervision du CA. Le KERP peut consister en des attributions distinctes qui clarifient le traitement et/ou la rémunération dans le cadre de multiples scénarios :

  • Rémunération incitative des employés clés pour encourager la performance dans un environnement de restructuration difficile (au lieu d'un LTIP pour récompenser les résultats);
  • Simple indemnité pour conserver les personnes jusqu'à la fin de la restructuration (au lieu d’une indemnité de départ pour protéger en cas de licenciement sans motif).

Structure d'un KERP

Avant de mettre en œuvre le KERP, 3 décisions clés doivent être prises : la structure appropriée (en espèces ou en instrument de capitaux propres), le montant et les dispositions relatives à l’acquisition des droits.

La structure appropriée (instrument) : Malgré que l'utilisation de capitaux propres puisse être attrayante afin de préserver les flux de trésorerie, elle peut s'avérer inefficace (et est rarement utilisée lorsque l'insolvabilité se profile) si les employés ont déjà reçu de nombreuses subventions en capitaux propres, versées à un niveau nettement inférieur à la valeur cible. Il en est de même si la valeur future des capitaux propres reste incertaine en raison de la faiblesse des activités de l'entreprise et/ou d'un endettement important. Cela nous laisse avec des plans en espèces – bien qu'avec des règles de report de salaire (qui doivent être réglées dans les 3 ans) et sous réserve de toute contrainte d'accessibilité financière.

Le montant (quantum) : Il n'y a pas de directives spécifiques sur le montant d'un KERP, mais des directives simples peuvent être un paiement équivalent à la prime annuelle cible (ou à une partie de celle-ci) ou une rémunération incitative annuelle à long terme. Dans une situation de quasi-insolvabilité, le CA doit établir un équilibre entre le risque de départ des employés clés et l'issue probable de la restructuration pour ses créanciers et employés ne participant pas au KERP. En effet, le montant total des paiements proposés à travers le KERP et le nombre d'employés participants seront inévitablement rendus publics. Souvent, c'est la structure du KERP qui dicte le montant approprié. 

Dispositions relatives à l'acquisition des droits : Dans la plupart des restructurations, une partie des paiements du KERP est liée au succès afin d'encourager les employés clés à rester jusqu'à la fin de la restructuration ou de la transaction de vente. La définition du succès et l'intention du plan de rémunération du KERP peuvent dicter les dispositions d'acquisition appropriées. Dans le cas d'un plan de rétention « pur » avec des paiements supplémentaires continus du KERP pendant le processus, la date d'acquisition peut être plus évidente, bien que la société puisse considérer si une certaine forme d'acquisition provisoire supplémentaire est appropriée lorsqu'une certaine étape intermédiaire est atteinte dans la restructuration, ou si une acquisition à 100 % à la fin de la période de restructuration prévue est plus appropriée. Toute période de transition connexe doit également être envisagée, permettant au propriétaire ou à la société successeurs de réengager et de conserver des employés.

En plus de ces 3 considérations initiales, les entreprises devraient faire appel à un conseiller juridique et à un soutien comptable pour étudier les initiatives.

Supervision continue du conseil d'administration

Il est important de reconnaître que les besoins de la société peuvent changer au cours de la période de restructuration et que le KERP doit résister à divers scénarios tels qu'un refinancement ou une vente d'actifs. Moins une entreprise est insolvable, plus elle peut avoir d'options pour élaborer un KERP, et moins celui-ci risque d’être controversé. Bien que l'utilisation de KERP soit généralement acceptée, la mise en œuvre de plusieurs KERP en peu de temps serait soumise à une surveillance minutieuse. De nombreuses dispositions (sinon toutes) devraient être prises en compte dans les scénarios de cessation du plan. Si la société choisit de se restructurer en vertu de la LCSA, elle peut envisager la probabilité d'un éventuel dépôt en vertu de la LACC et concevoir le KERP en conséquence afin de maintenir la continuité avec les participants au KERP.

Réflexions finales

Le CA a un rôle important à jouer pour assurer une supervision indépendante de la rémunération de la haute direction dans le contexte de la LCSA/LACC. En plus de la surveillance du conseil, la communication tout au long du processus de mise en œuvre d'un KERP est essentielle pour atténuer les perceptions externes. Bien que ces plans puissent sembler scandaleux aux yeux des créanciers qui peuvent être touchés par la restructuration, il s'agit le plus souvent d'instruments soigneusement étudiés, conçus pour profiter à toutes les parties prenantes d'une société, même s'ils ne semblent profiter qu'aux dirigeants. Il faut reconnaître que ces personnes qualifiées ont d’autres options d'emploi et peuvent être activement recrutées par des concurrents qui tentent de tirer profit de la situation financière affaiblie de la société. Bien qu’un processus de protéger restructuration en période de difficultés financières puisse être stressant, la mise en place d'un KERP ou d'une forme de programme de rémunération visant à retenir et à les employés clés peut apporter la stabilité nécessaire au siège social, susciter un sentiment de loyauté et permettre à la haute direction de se concentrer sur les activités de restructuration nécessaires sans trop se laisser distraire sur le plan personnel.

1 De l’anglais: “Key Employee Retention Plan”